Depuis que la Fondation « Mo Ibrahim » a attribué sa prestigieuse distinction sur la bonne gouvernance à Mahamadou Issoufou, le 06 mars 2021, des messages de félicitations ont fusé de toute part saluant le leadership et les actions du président sortant nigérien. Cette attribution ne fait pourtant pas l’unanimité car certains remettent en cause sa légitimité la considérant comme « une offense à tous les citoyens nigériens » ou « une mauvaise blague ». La Fondation Mo Ibrahim se serait-elle égarée ?
Après 4 ans de disette, faute de lauréats répondant aux critères, le « Prix Mo Ibrahim pour la Bonne Gouvernance » a trouvé preneur. Aussitôt après l’annonce de son attribution au Président nigérien, les félicitions ont été de mises mais aussi les critiques. Depuis la polémique n’a cessé d’enfler notamment sur la toile et venant des associations des défense des droits humains.
Tournons la Page pas sur la même longueur d’onde que Mo Ibrhim
A titre illustratif, le mouvement « Tournons La Page » (TLP) estime qu’il est « légitime d’émettre des doutes » sur le choix du président nigérien si seulement ce prix est décerné pour récompenser le leadership en Afrique et au regard des indicateurs sur lesquels l’attribution du prix devrait se baser. « Le Prix « Mo Ibrahim » est censé évaluer la gouvernance des dirigeants africains tant sur la transparence, la lutte corruption, le respect des droits humains et des libertés fondamentales que sur le climat politique ou l’accès aux besoins fondamentaux que sont l’éducation, la santé ou l’eau. C’est donc une surprise qu’il soit décerné au président nigérien alors même que le Niger n’atteint même pas 50% d’approbation dans les catégories « niveau de gouvernance » (47,8%) et « Participation aux droits et Inclusion » (49,5%) » indique le mouvement.
Selon TLP, le président Issoufou Mahamadou est loin de mériter ce prestigieux prix avec ses faits d’armes, notamment les incarcérations répétitives, la dégradation de la situation économique, les scandales de corruption importants, des atteintes à la liberté de presse, des interdictions de manifestation dont le régime de Issoufou fait montre depuis bientôt 10 ans. « Pour nous, ce prix sonne comme une offense à tous les citoyens nigériens qui depuis 10 ans payent le prix d’une gouvernance dysfonctionnelle. Ce prix intervient qui plus dans un climat de division profonde et de polarisation violente de la vie politique et sociale, dont le président Mahamadou Issoufou est le premier responsable », souligne le communiqué du mouvement.
Aussi le mouvement « Tournons La Page », énonce dans son communiqué un détail intriguant, « le lauréat du prix « Mo Ibrahim » doit être ancien président ou premier ministre ayant quitté sa fonction depuis maximum 3 ans ; élu démocratiquement et ayant terminé son mandat constitutionnel. Or, jusqu’à avril 2021, M. Issoufou est le président du Niger, il n’a pas quitté sa fonction et n’a donc pas terminé son mandat constitutionnel ».
Selon toujours TLP qui considère que l’attribution de ce prix est une consécration à la faillite de la démocratie en Afrique, « si le président nigérien part après ses deux mandats, il n’a que juste respecté la loi fondamentale et cela ne doit pas constituer un critère de base pour une si prestigieuse récompense. La limitation de mandat n’est qu’une condition de la bonne gouvernance. Honoré d’un prix richement doté un homme ayant respecté un seul article de la constitution à défaut de nombreux autres, c’est consacrer la faillite de la démocratie en Afrique ».
Après l’annonce de ce décernement, de nombreux nigériens ont réalisé combien le fossé est grand entre ce qu’ils pensent eux de la gestion de leur pays par le président Issoufou, et ce qu’en pensent certains acteurs internationaux. Comme le dit un jeune étudiant, « l’attribution de ce prix à un chef d’État encore en fonction, dont le pays, miné par une corruption endémique, est régulièrement classé, depuis dix (10) ans, au dernier rang de l’indice du développement humain, est la preuve que les gémissements du petit peuple n’ont pas retenti dans la salle de délibération. La fondation Mo Ibrahim, prenant le contrepied du PNUD, affirme que le Niger a progressé non seulement dans les domaines de la santé, de l’éducation, de la protection sociale et de l’environnement, mais aussi dans celui du renforcement des opportunités socio-économiques pour les femmes ».
En effet, selon les données tirées des documents budgétaires de l’État , « entre 2011 et 2020, malgré la hausse remarquable des ressources du budget général de l’État, qui sont passées de 1 006,65 milliards FCFA en 2011 à 2 514,40 milliards FCFA en 2020, le secteur de la santé, qui devrait recevoir au moins 10% des ressources du budget, n’a jamais reçu plus de 6% sur toute la période ; et celui de l’éducation, qui devrait recevoir au moins 25% des ressources du budget de l’État, n’a jamais franchi la barre de 17% (la part du secteur dans la loi de finances pour l’exercice 2021 n’atteint pas 13%) ». La situation dans ce dernier secteur est particulièrement préoccupante, s’ajoutent les chiffres du bureau de l’UNICEF au Niger, « 1 sur 2 enfants âgés de 7 à 16 ans ne sont pas scolarisés, moins de 6 sur 10 élèves de l’enseignement primaire accèdent au secondaire, et seulement 2 sur 10 élèves achèvent le cycle secondaire ».
En s’appuyant sur ces chiffres, on peut dire que le bilan social des dix (10) années de présidence de Issoufou Mahamadou est loin d’être reluisant, et ce, sans même évoquer les statistiques préoccupantes de l’insécurité alimentaire qui affecte, chaque année, près de deux millions de personnes ou du respect des droits et libertés quotidiennement bafoués. La situation dans ce domaine reste marquée par des violations massives des droits humains, « déplacement forcé des populations, exécutions sommaires et tortures perpétrées par des éléments des forces régulières, interdictions régulières et répression de manifestations de la société civile, arrestations arbitraires d’opposants et acteurs de la société civile, restriction de la liberté de circulation des personnes, destruction des moyens d’existence des populations, persécution de la presse et des journalistes indépendants, etc. ».
Sans aller loin, à titre illustratif, le 15 mars 2021, lors d’un meeting de femmes politiques au siège du candidat de l’opposition, les forces de l’ordre les ont dispersées avec du gaz lacrymogène. Abus de pouvoir ? mesures préventives ? seul l’heureux récipiendaire du prix « Mo Ibrahim » 2021 pourrait y répondre.
La Fondation Mo Ibrahim explique son choix
Par ailleurs, pour justifier le choix de distinguer de Issoufou Mahamadou cette année et pour montrer que la fondation ne s’est pas fourvoyée, l’ancien président allemand, Horst Köhler, membre du jury du prix « Mo Ibrahim » pour la bonne gouvernance, explique que le « je respecte la Constitution et je respecte la promesse faite au peuple nigérien », qu’avait déclaré Mahamadou Issoufou avant la dernière élection présidentielle au Niger lui a valu ce prix. « Je pense que c’est un message important Mahamadou Issoufou, par le fait de ne pas briguer de 3e mandat, a ouvert la voie au premier changement de pouvoir démocratique dans l’histoire du pays. Et je pense que cela mérite vraiment un prix », estime Horst Köhler.
L’ancien président allemand s’est aussi souvenu d’une conversation avec Nelson Mandela, rencontré en 2006. Il lui a demandé « ce qui était à ses yeux le plus important pour le développement de l’Afrique ? Sa réponse était claire : le respect de la loi et le respect de la Constitution. Et cela m’a aussi marqué lors des discussions autour de cette remise de prix ».
S’agissant de la croissance économique du Niger sous la présidence Issoufou, alors que le pays pointe toujours à la dernière place de l’indice pour le développement humain des Nations unies (INDH). Horst Köhler explique que « l’extrême pauvreté au Niger est un défi politique énorme. Mais il faut aussi dire que faire baisser cette extrême pauvreté est incroyablement difficile, à cause de facteurs qui dépassent les capacités d’action des politiques au Niger ». Selon lui ces facteurs sont entre-autres, « le terrorisme dans la zone sahélienne, les déplacements des populations et l’accueil de réfugiés, les effets du changement climatique sur l’agriculture, ou encore le trafic de drogues et d’armes dont la responsabilité mondiale. Dans ce contexte, Mahamadou Issoufou a au moins réussi à poser les bases pour une démocratie renforcée, une stabilité et le développement du Niger ».
Quant au niveau de corruption, aux activistes emprisonnées et à la liberté d’expression sous le règne de Mahamadou Issoufou, il répond que « le prix Mo Ibrahim n’est pas infaillible. Il veut justement promouvoir les discussions autour de la bonne gouvernance et de la démocratie, plutôt que de les écarter. Alors si ce prix se veut comme un message aux autres chefs d’Etats africains de ne pas s’accrocher au pouvoir, c’est aussi pour un message pour les populations qui se voient incitées à attendre davantage de leurs dirigeants et à formuler ces attentes publiquement ».
En avril 2021, si aucune tempête ne vient empecher son plan de transmission pacifique du pouvoir, le président Issoufou lèguera à son successeur un pays en proie à l’insécurité et encore sous la tension latente d’une crise poste électorale.
Akiné Fatouma pour niameyinfo.