LÉGALISATION. Un projet de loi d’exception est examiné ce 6 octobre par l’Assemblée nationale. Il devrait permettre des restitutions définitives au Bénin et au Sénégal.
En France, le débat sur la restitution revient sur le devant de la scène à l’Assemblée nationale. En effet, ce mardi 6 octobre, les députés français se prononcent sur la restitution de biens culturels concernant deux pays, le Sénégal et le Bénin. Si le projet de loi discuté ce jour en première lecture vient concrétiser une promesse du président français Emmanuel Macron faite en novembre 2017 à Ouagadougou, capitale du Burkina Faso, il ne comporte que deux articles très clairs. « À compter de l’entrée en vigueur du texte, les 26 œuvres provenant d’Abomey et le sabre avec fourreau dit « d’El Hadj Omar Tall » cessent de faire partie des collections nationales françaises, et ce, par dérogation au principe d’inaliénabilité », détaillent les articles 1 et 2 de la version finale du texte. Le travail législatif autour de cette procédure de restitution a en réalité commencé au mois de juillet. Et à cause de l’agenda législatif bousculé par la crise du coronavirus, ce projet de loi est présenté en procédure accélérée, c’est-à-dire qu’il ne passera qu’une seule fois devant chaque chambre. Le but ? Que la loi soit définitivement adoptée d’ici la fin de l’année. La France aura alors un an pour remettre lesdites œuvres au Bénin, le sabre ayant déjà été restitué aux autorités sénégalaises.
Une étape qui met fin à une bien longue période
Trois ans après le discours de Ouagadougou, la restitution des objets d’art pris pendant la colonisation en Afrique et exposés dans les musées français se heurte à de nombreuses difficultés et reste minime. Le procès de cinq militants panafricains qui avaient tenté de s’emparer d’un poteau funéraire au Quai Branly, en en faisant un geste politique, s’est récemment tenu à Paris. Des amendes ont été requises contre les prévenus, et le jugement est attendu le 14 octobre.
Pour rappel, le transfert au Bénin porte sur 26 pièces du « Trésor de Béhanzin » provenant du pillage du palais d’Abomey en 1892. Elles sont aujourd’hui au musée du Quai Branly-Jacques-Chirac à Paris. L’ancien Dahomey avait lancé des démarches dans ce sens dès 2016. Dans ce sillage à la faveur de son déplacement au Sénégal les 17 et 18 novembre 2019, l’ancien Premier ministre Édouard Philippe a annoncé le lancement du processus de restitution à la République du Sénégal du sabre d’El Hadj Omar Tall, grande figure militaire et religieuse ouest-africaine du XIXe siècle, avec son fourreau, et a procédé symboliquement à sa remise. Ces pièces étaient réclamées par ses descendants depuis 1994 et sont exposées à Dakar dans le cadre d’un prêt de longue durée. Tous ces objets avaient été intégrés selon le droit de l’époque concernant les butins de guerre, le pillage colonial entrant dans ce cadre. C’est à partir de la Convention de la Haye de 1899 que la pratique des butins de guerre commence à entrer dans l’illégalité.
Un geste historique et politique
Pour le gouvernement français, il s’agit aujourd’hui d’un geste historique, puisque le texte déroge exceptionnellement au principe d’inaliénabilité des collections françaises parmi les plus riches du monde en redonnant la pleine propriété aux deux États. « Ce n’est pas un acte de repentance ou de réparation, ni une condamnation du modèle culturel français », mais l’amorce d’un « nouveau chapitre du lien culturel entre la France et l’Afrique », a plaidé la ministre de la Culture Roselyne Bachelot. Quant au rapporteur Yannick Kerlogot (LREM), il évoque une « décision politique forte », qui traduit l’engagement du président de refonder le partenariat culturel franco-africain. Preuve du consensus qu’il suscite au sein de la classe politique : les commissions de la culture et des affaires étrangères l’ont approuvé à l’unanimité. « En restituant ces objets d’exception au Sénégal et au Bénin, nous contribuons à donner à la jeunesse africaine l’accès à des éléments majeurs de son propre patrimoine », a souligné Mme Bachelot devant les députés de la commission des Affaires culturelles.
Une loi qui ne clôt pas le débat
Pour autant, cette loi correspond-elle réellement aux promesses du président français ? Le texte ne parle que de 26 objets béninois et un sénégalais. Il n’ouvre aucune porte vers d’autres restitutions à d’autres pays du continent. Pourtant, dans son discours de Ouagadougou, le chef de l’État français affirmait que « le patrimoine africain doit être mis en valeur à Paris, mais aussi à Dakar, à Lagos, à Cotonou, ce sera une de mes priorités. Je veux que d’ici cinq ans les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique. »
Les adversaires du texte se font déjà entendre. Ils lui reprochent d’encourager une relance sans fin des demandes de restitution qui empoisonnent régulièrement les relations internationales, à l’instar de la Grèce qui réclame en vain le retour des frises du Parthénon exposées au British Museum. « Comment va-t-on faire pour dire à l’Égypte : non, pas vous ? Comment va-t-on faire pour les prises napoléoniennes ? » qui trônent dans les musées français, a réagi auprès de l’AFP Me Yves-Bernard Debie, avocat spécialisé dans les biens culturels. « Le caractère inaliénable des collections va mourir avec cette loi », assure-t-il.
Certains opérateurs redoutent aussi qu’après ces restitutions, le marché légal de l’art ne devienne « frileux » face à un risque « d’instabilité juridique », selon l’étude d’impact remise aux députés. Ces mêmes voix se sont soulevées au moment de la remise du rapport des universitaires Bénédicte Savoy, du Collège de France, et Felwine Sarr, de l’université de Saint-Louis au Sénégal, qui ont recensé 90 000 œuvres africaines dans des musées français. Le rapport proposait un changement du code du patrimoine pour faciliter leur retour quand les États africains en feraient la demande.
Crainte d’une politisation
Leurs travaux ont été contestés par d’autres spécialistes et des musées comme le Quai Branly, qui dispose de la plus importante collection d’arts premiers. Ils se sont inquiétés d’une politisation du débat et d’arguments selon lesquels toutes les œuvres en dépôt chez eux depuis la colonisation ont été malhonnêtement acquises ou pillées, et doivent être rendues. Ils privilégient la « circulation » des œuvres entre la France et l’Afrique, plutôt que des restitutions, sauf quand, comme c’est le cas pour les statues du palais royal d’Abomey, le pillage par des soldats français a été flagrant. « C’est un cri de haine contre le concept même de musée », avait lancé Stéphane Martin, qui a piloté la création du musée du Quai Branly avant d’en prendre la tête, jusqu’à la fin 2019. Pour son successeur, Emmanuel Khasarherou, « un mouvement a été donné » par le rapport Sarr-Savoy, qui « nous a encouragés à une sorte d’examen de conscience ».
La difficulté est de retracer l’itinéraire des œuvres. Certaines sont passées entre plusieurs mains : des administrateurs, médecins, militaires ou leurs descendants en ont fait don aux musées. D’autres ont été offertes à des religieux, acquises par les collectionneurs d’art africain au début du XXe siècle, ou encore ramenées lors d’expéditions scientifiques. Trois problématiques rendent complexe l’affaire : les changements de frontières après l’indépendance des colonies qui rendent difficile l’attribution d’une œuvre à un pays, les conditions de conservation des œuvres une fois rendues, et le cas d’objets d’art qui « disparaissent » une fois qu’ils ont été restitués à leur pays d’origine.
Une porte ouverte ?
De l’autre côté, beaucoup déplorent le caractère trop limité de ces restitutions au compte-gouttes. C’est le cas du président du Bénin Patrice Talon, qui se dit dans l’hebdomadaire Jeune Afrique « pas satisfait » du projet de loi, même s’il reconnaît de « petits pas » de la part de Paris. « Voter une loi spécifique pour restituer vingt-six œuvres est un strict minimum. Ce que nous souhaitons, c’est une loi générale » permettant de négocier « une restitution globale sur la base d’un inventaire précis », explique-t-il. En effet, du côté béninois, on s’interroge beaucoup sur la pertinence de la liste de 26 objets consultable sur le site Internet du musée du Quai Branly-Jacques-Chirac. Est ce l’État béninois qui a fourni une liste ? Ou l’État français qui a fait un choix ? Sur quels critères… ? Il n’y a pas de réponse connue et publique à ces questions.
Dans la foulée des restitutions au Bénin et au Sénégal, le député des Français de l’étranger M’jid El Guerrab vient de proposer la restitution du burnous de l’émir Abdelkader, « héros de la résistance à la colonisation de l’Algérie » au XIXe siècle, conservé à Paris. La ministre Roselyne Bachelot elle-même a reconnu que ces restitutions « sont au cœur de vifs débats, qu’elles nourrissent de nombreux questionnements éthiques, philosophiques, politiques ». Le 30 septembre dernier, lors de son allocution en commission, Marion Lenne, rapporteuse de la commission des affaires étrangères, a annoncé que cinq autres pays africains s’étaient manifestés pour des restitutions similaires.
Paris a déjà restitué, selon diverses modalités juridiques, des objets d’art au Laos, une statue volée à l’Égypte en 1981, 21 têtes maories à la Nouvelle-Zélande ou encore 32 plaques d’or à la Chine, a énuméré la ministre. Ces restitutions s’inscrivent dans un « mouvement international qui prend de plus en plus d’ampleur », et une « réflexion sur le rôle des musées dans le monde », a-t-elle aussi fait valoir. Tout en dérogeant au caractère inaliénable d’œuvres précises, le texte de loi ne remet pas en question ce principe « qui cimente le droit français » depuis le XVIe siècle, fait valoir de son côté le rapporteur du projet.